À Paris, en 2023, Camille Leguay a fondé sa maison de parfums avec une conviction singulière : les fragrances ne sont pas seulement des senteurs, mais des vibrations énergétiques capables de révéler ce qui dort en chacun de nous. Parfumeuse depuis plus de dix ans, passée par les grands avant de lancer sa propre griffe, Camille Leguay revendique un projet créatif ambitieux : circuits courts, fournisseurs engagés, flacons signés Pierre et Jules Dinand et capots en bakélite biosourcée. Rencontre business avec une nez-entrepreneuse qui veut concilier aura, marge et développement durable.

Rapporteuses : Quand vous avez décidé de lancer votre propre maison de parfums, était-ce un acte d’émancipation artistique ? Une forme de libération ?
Camille Leguay : Je dirais plutôt un acte d’émancipation artistique. Dans mon métier de parfumeur, je réponds chaque jour à des briefs pour d’autres maisons et j’adore profondément ce travail. Plonger dans l’univers d’une marque, comprendre son histoire, ses désirs olfactifs, ses codes, c’est une source d’apprentissage et de stimulation créative infinie. Mais un jour, j’ai ressenti le besoin intime de répondre aussi à mes propres désirs. À travers Maison Camille Leguay, j’ai voulu exprimer ma vision personnelle de la parfumerie : poétique, délicate et alchimique, sans aucune contrainte extérieure. Créer enfin des fragrances qui portent entièrement ma signature, mon regard, ma sensibilité la plus profonde. C’était comme passer du rôle d’interprète à celui de compositrice.
Mes capots sont en bakélite biosourcée, les papiers sont certifiés FSC par mes imprimeurs. Je produis en petites séries, pour éviter tout surstock et tout gaspillage.
Camille Leguay
Rapporteuses : Comment traduisez-vous ce langage invisible en notes de parfum que l’on peut porter ?
C.L. : Pour moi, chaque matière première ou ingrédient, qu’elle soit naturelle ou de synthèse, porte déjà une vibration propre : une sensation physique immédiate, une émotion, une lumière particulière qui me traverse quand je la sens. L’alchimie naît au moment où j’assemble ces éléments. Les ingrédients s’appellent, se répondent, se transforment. Une vanille peut soudain devenir incandescente quand elle rencontre l’encens, un vétiver peut s’illuminer auprès d’une brume tropicale. Ce n’est plus seulement une juxtaposition de notes : une nouvelle matière vivante apparaît, plus grande que la somme de ses parties.
Rapporteuses : Dans un monde de parfumerie souvent dominé par les géants du luxe, comment concilier une production indépendante, durable et locale ?
C.L. : C’est une volonté que je me suis imposée dès le premier jour. Je travaille avec des fournisseurs français ou européens que je connais personnellement et qui ont adhéré à mon projet. Mes capots sont en bakélite biosourcée, les papiers sont certifiés FSC par mes imprimeurs. Je produis en petites séries, pour éviter tout surstock et tout gaspillage. Oui, c’est plus cher, mais c’est le prix de la cohérence et de l’indépendance ! Des parfums qui parlent d’alignement, d’émerveillement et d’authenticité ne peuvent pas être fabriqués à l’autre bout du monde dans des conditions que je ne pourrais pas défendre. Pour moi, le luxe véritable commence par le respect de la matière, des hommes et de la planète. Tout le reste suit.
Rapporteuses : Votre choix de fournisseurs sédentaires et éthiques (France, Europe) témoigne d’un engagement fort : est-ce un acte politique autant que poétique ?
C.L. : Les deux. Poétique, parce que travailler avec des artisans que je peux aller voir, toucher les matériaux, respirer l’odeur de leurs ateliers, crée un lien humain qui nourrit l’âme même du parfum. Quand Pierre et Jules Dinand m’ouvrent les portes de leur atelier du quartier Saint-Germain, un espace rempli de flacons du sol au plafond, on sent toute l’histoire de la parfumerie française qui palpite encore. Cette mémoire, cette présence vivante se transmettent dans le flacon et, par extension, dans le parfum qu’il contient.
Politique, parce que choisir local, c’est ancrer mon activité dans un territoire, faire vivre des savoir-faire rares, soutenir des entreprises familiales et indépendantes. C’est un cercle vertueux très concret : plus de lien, plus de sens, plus de beauté dans la matière, et au final un parfum qui porte tout cela en lui.
Rapporteuses : Chaque parfum de votre collection porte un nom chargé de symbolisme : « L’Arbre du Monde », « Au-delà des Rêves », « La Nuit des Temps »… Comment choisissez-vous ces noms ?
Je refuse toute forme de compromis sur la qualité ou la cohérence :
Camille Leguay
les matières, le flacon… tout reste au même niveau d’exigence.
C.L. : Je cherche toujours des noms à la fois oniriques et profondément cohérents avec le parfum en lui-même. Par exemple, L’Arbre du Monde est né de l’idée d’une forêt ancestrale, de sa canopée qui touche le ciel, de cette odeur humide et vivante des grands arbres. Plus j’avançais dans la formule, plus la symbolique de l’Arbre de vie s’est imposée à moi : cet axe sacré qui relie la terre au ciel, les racines aux étoiles. J’avais d’abord envisagé « Arbre de Vie » mais, pour des questions de droits, j’ai dû faire une concession… qui s’est révélée être un cadeau : « L’Arbre du Monde » est finalement plus vaste, plus universel, plus juste. J’aime que derrière chaque nom il y ait une porte ouverte sur un mythe, un archétype, une image qui parle à l’inconscient collectif. Le nom doit être une clé qui ouvre immédiatement l’intention du parfum
Rapporteuses : Vous travaillez avec des designers reconnus pour le flacon, l’écrin, jusqu’au capot en matériau biosourcé, comment le design matérialise-t-il votre vision spirituelle ?
C.L. : Tout part de l’image de l’alchimiste des temps modernes qui note ses formules secrètes dans un grimoire. Le flacon, dessiné avec Pierre et Jules Dinand, s’inspire directement de l’encrier. Le capot, d’un bleu outremer profond, est exactement la couleur de l’encre ancienne, celle que l’on trempait dans la plume pour écrire l’invisible. Les reliefs gravés sur les côtés du flacon créent une dimension vibratoire, comme des ondes qui se propagent quand on le tient en main.
Plus j’avançais dans la formule, plus la symbolique de l’Arbre de vie s’est
Camille Leguay
imposée à moi : cet axe sacré qui relie la terre au ciel, les racines aux étoiles.
Rapporteuses : Votre « aura », vous évoquez la formule unique qui sommeille en chacun : croyez-vous que le parfum puisse nous reconnecter à une identité profonde ?
C.L. : Oui, j’y crois profondément ; c’est même le cœur de ce qui m’anime quand je formule et quand je porte mes propres parfums. Le parfum ne « change » pas qui nous sommes, il révèle des parts de nous que nous n’osons parfois pas montrer. Certains jours je choisis Principe Féminin pour laisser transparaître ma puissance et mon magnétisme, d’autres Au-delà des Rêves quand j’ai besoin d’harmonie et de douceur intérieure. Chaque fragrance porte une clé : ancrage, sagesse, feu intérieur, attraction, action… Nous possédons déjà tout cela en nous. Le parfum agit comme un révélateur temporaire : il nous aide, le temps d’une vaporisation, à incarner pleinement l’aspect de nous-même que nous souhaitons mettre en lumière.
Rapporteuses : Le luxe olfactif que vous proposez n’est pas superficiel : comment faites-vous pour rester accessible tout en préservant votre exigence ?
C.L. : Pour moi, l’accessibilité commence par le désir de toucher le plus grand nombre avec une proposition sincère. J’ai voulu que chacun puisse d’abord entrer dans l’univers de la Maison, même sans s’engager tout de suite sur un grand flacon. Le set découverte a été conçu comme une véritable porte d’entrée : cinq échantillons qui permettent de vivre l’expérience complète, de comprendre la vibration de chaque parfum, de se laisser choisir par celui qui résonne juste. Ensuite, je refuse toute forme de compromis sur la qualité ou la cohérence : les matières, le flacon… tout reste au même niveau d’exigence. Mon luxe, c’est celui du sens et du temps long : proposer des parfums qui accompagnent vraiment, qui révèlent quelque chose d’essentiel, et qui soient là pour celles et ceux qui cherchent autre chose qu’une simple odeur passagère.
Rapporteuses : À travers vos créations, vous incarnez un pont entre matière et invisible : comment cela se reflète-t-il dans votre business model ?
C.L. : Mon modèle est lent, humain, presque artisanal. Je préfère grandir doucement mais sûrement, en restant alignée avec mes valeurs. C’est un luxe aujourd’hui de pouvoir dire non à ce qui ne vibre pas juste.
Rapporteuses : En tant qu’entrepreneuse dans la parfumerie indépendante, quel est votre plus grand défi, et quelle est votre vision pour l’avenir de la Maison Camille Leguay ?
C.L. : Le plus grand défi reste la trésorerie : tout coûte cher quand on fait bien les choses. Mais je tiens bon. Ma vision à 5-10 ans : une dizaine de références maximum, des points de vente triés sur le volet dans le monde entier, et peut-être un lieu physique à Paris, un petit atelier-boutique où les gens viendraient vivre une expérience olfactive. Continuer à faire des parfums qui transforment.
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