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Mohamed Ouerghi (g) et Hamadi Bejaoui lors d’une répétition de la pièce “Flagranti”,  le 16 mai 2022 © FETHI BELAID 

LGBT : une première pièce de théâtre queer jouée en Tunisie, pays qui punit sévèrement l’homosexualité

La metteuse en scène Essia Jaïbi a présenté le week-end du 21 et 22 mai la première pièce de théâtre queer de Tunisie, brisant un tabou dans l’un des pays les plus conservateurs, où l’homosexualité reste illégale et durement réprimée. A l’affiche jusqu’à début juin.

C’est une petite révolution qui s’est passée en Tunisie la semaine dernière avec cette première pièce de théâtre au pays de la Révolution du Jasmin. “Flagranti” ou “Flagrant délit” est “un grand défi”, explique fièrement à l’AFP la metteuse en scène tunisienne Essia Jaïbi, 32 ans, à propos de sa pièce qui a nécessité neuf mois de travail et qui restera à l’affiche jusqu’à début juin dans une salle privée de Tunis, la capitale. En près de deux heures, la metteuse en scène tente de restituer les affres d’une communauté qui n’arrive pas à vivre aussi librement qu’elle le voudrait.

Sensibiliser, changer les mentalités

Essia Jaibi © Rolex/Bart Michiels 

Essia Jaibi questionne depuis un certain temps la Tunisie de l’après-révolution à travers ses espaces publics, mais aussi à travers son rapport à l’art et à la culture. La jeune femme qui s’est formée en France et qui a obtenu une licence en Etudes théâtrales à Paris 3 Sorbonne-Nouvelle, et ensuite un master de recherche en dramaturgie à Paris 10 Nanterre, puis un master professionnel en « Projets culturels dans l’espace public » connaît bien son sujet. Ses études et ses formations, elle a pu les mettre à profit dans ces différents projets culturels comme Tunis sur le divan, Madame-M, On la r’fait. Sa dernière pièce de théâtre Flagranti ou “Flagrant délit met en scène des comédiens pour la plupart des amateurs choisis lors d’un casting, qui interprètent des personnages à la liberté “complètement bafouée”, victimes de violences au sein de leur famille, dans la rue et dans leur travail en raison de leur orientation sexuelle. Des violences que l’on retrouve malheureusement dans toutes les sociétés même les plus ouvertes. La pièce, coproduite par Mawjoudin, une association locale de défense des droits des LGBTQ (lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres et queer), est jouée par six acteurs, âgés de 23 à 71 ans, pour montrer que le combat pour les identités de genre et orientations sexuelles minoritaires, concerne plusieurs générations. Une énorme prise de risque, quand on sait que le moindre soupçon sur votre orientation sexuelle, peut conduire à de la prison ferme. 

En finir avec l’article 230 du code pénal

L’avocat Mounir Baatour accusé de blasphème par la justice tunisienne, réfugié en France © DR

Depuis 2008, presque 3 000 personnes ont été incarcérées en vertu de l’article 230 du code pénal tunisien. Cet article en version arabe et française, condamne “la sodomie” et “l’homosexualité” masculine et féminine d’une peine allant jusqu’à trois ans de prison pour les personnes prises en flagrant délit, d’où le titre de la pièce. Selon Mawjoudin, 59 personnes ont été incarcérées entre 2020 et octobre 2021 sur la base de cet article 230. La Tunisie s’entête pratiquer un test anal, comme preuve de l’orientation sexuelle des soupçonnés, donc de leur culpabilité. Un homme qui avait porté plainte pour viol, avait été condamné suite à en test anal en 2019. Un groupe d’avocats, militants des droits humains et de la communauté LGBT, avait déposé jeudi 16 décembre 2021 un pourvoi en cassation pour faire annuler deux condamnations pour homosexualité, rappelant que la Tunisie s’était engagée en 2017 à abolir cette pratique humiliante et dégradante qui va à l’encontre du droit humain, devant le Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Le président tunisien Kais Saied, rappelle l’AFP qui détient tous les pouvoirs depuis son coup de force du 25 juillet 2021, s’oppose à une dépénalisation de l’homosexualité, tout en se prononçant contre les incarcérations. Malgré ce contexte défavorable, un acteur qui incarne sur scène un médecin s’appelant Adam, résume en fin de spectacle l’état d’esprit de la communauté en Tunisie : “Nous ne céderons pas ! Le combat continue !” Sensibiliser, changer des mentalités “discriminatoires”, abolir une loi “rétrograde” et promouvoir l’art queer en Tunisie sont les principaux objectifs de “Flagranti”, explique Karam Aouini, un responsable de Mawjoudin, cette ONG qui avait organisé un tout premier festival cinématographique queer en 2018.

Sortir du placard reste encore très rare dans les pays arabes

Manifestants tunisiens hissant le drapeau LGBT devant les membres des forces de l’ordre, lors d’un rassemblement organisé à Tunis, le 6 fevrier 2021 © Chedly Ben Ibrahim

Les militants LGBTQ sont certes sortis de l’ombre depuis 2011 en Tunisie où des ONG locales défendent ouvertement leurs droits, mais cela est relativement rare dans le monde arabe. Leur condition selon les défenseurs des droits tunisiens et internationaux, reste très précaire du fait d’un rejet social tenace et d’une législation hostile. “Flagranti parle d’un sujet tabou, d’une réalité qu’on continue en Tunisie à faire semblant de ne pas voir, et qu’on tente, par ce spectacle, de révéler au grand public”, explique Essia Jaïbi, auteure du scénario fictif mais inspiré de vrais témoignages. C’est “un moment historique dans ce pays ! Afficher un tel événement dans un pays arabe musulman n’est pas une tâche facile”, se réjouit auprès de l’AFP, Alay Aridhi, un employé d’ONG de 27 ans, il ajoute : “c’est comme si maintenant nous pouvions raconter ces histoires”, ce qui donne “un espoir d’amélioration”. La pièce a aussi touché “au plus profond de lui-même”, Salim, 24 ans, un autre spectateur, qui se revendique de la communauté LGBTQ. “J’ai vu mon vécu sur scène, c’était bouleversant, cela m’a noué la gorge”, confie-t-il. “C’est une expérience dure, qui montre un être humain écrasé”, confirme l’acteur Hamdi Bejaoui. Flagranti est nécessaire et pourrait aussi révéler des talents. Les membres de la communauté LGBT en Tunisie, comme dans les pays arabes et en Afrique, n’ont pas de référence, des comédiens auxquels ils pourraient s’identifier. Leurs icônes sont souvent des stars occidentales et féminines, comme Madonna, Dalida, Mylène Farmer, Kylie Minogue, Sheila, ou encore la chanteuse Cher.

A noter que la pièce évoque aussi les problèmes de la corruption policière et judiciaire, l’impunité et de la fuite des cerveaux.

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