Avec Les Rêveurs, en salles à partir du 12 novembre, Isabelle Carré signe un film à la fois pudique et politique sur la santé mentale des adolescents. Un premier long métrage qui bouscule les silences et rappelle, dans une France où un jeune sur dix pense au suicide, que l’écoute n’est pas un luxe, mais une urgence.
Isabelle Carré effectue un passage remarqué derrière la caméra pour son premier long-métrage adaptation de son propre roman éponyme (2018) en mêlant mémoire personnelle et fiction. Un film délicat, sincère, qui prend le risque de traiter la souffrance adolescente sans clichés ni effets faciles, mais avec tendresse, exigence, et qui dit à ceux qui vacillent : « On te voit. » Et c’est déjà beaucoup.
Le murmure avant le cri
Pas d’effets spéciaux, pas de cris, juste une chambre blanche, un lit d’hôpital et des adolescents qui cherchent à respirer. Isabelle Carré filme ce moment fragile où l’on ne sait pas encore si l’on va tenir. Les Rêveurs, c’est une histoire d’ados qui vacillent et d’adultes qui essaient de comprendre. Une histoire qu’on aurait aimé voir plus tôt, tant la santé mentale en France reste la grande oubliée du service public.
« On a vingt ans de retard », lâche l’actrice réalisatrice, lucide, dans Le Nouvel Obs. Et son film le prouve sans le dire.
Une adolescence sans fard
Les Rêveurs suit Élisabeth, 14 ans, hospitalisée après une tentative de suicide. Entre ateliers d’écriture, silences gênés et amitiés minuscules, Isabelle Carré filme la reconstruction, pas la chute. Elle préfère les regards aux discours, les murmures aux grands mots. Pas de pathos, juste la vérité des gestes, des visages et de la honte. C’est son histoire, un peu. Celle d’une actrice qui sait ce que c’est que de tomber, et qui a trouvé dans le théâtre, dit-elle, « une respiration, un fil ».
Des chiffres qui parlent
Derrière la poésie du titre, la réalité est bien là. En France, 9 200 personnes se sont suicidées en 2022, dont près d’un quart avaient moins de 25 ans. Chez les filles de 17 ans, 4,8 % déclarent avoir déjà tenté de mettre fin à leurs jours, selon la DREES [ NDLR : Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques]. Les hospitalisations pour gestes auto-infligés explosent : 82 000 en 2024, dont les deux tiers concernent des femmes ou des adolescentes. Et pourtant, il faut encore supplier pour un rendez-vous en pédopsychiatrie. Six mois d’attente, parfois plus. Des mots qui s’enlisent, des cris qu’on ne veut pas entendre.
L’art comme respiration
Dans Les Rêveurs, un atelier d’écriture devient planche de salut. L’adulte (Isabelle Carré elle-même) ne joue pas la sauveuse, juste la passeuse. Entre deux séances, les jeunes s’autorisent enfin à parler. Pas pour expliquer, juste pour dire : « Je suis là. » « Le théâtre m’a sauvée », confiait l’actrice sur Europe 1. Ici, elle filme cette même possibilité : celle de transformer la douleur en mot, la peur en voix, le silence en page blanche. Tessa Dumont Janod, dans le rôle de la jeune Élisabeth, est saluée pour son « intensité retenue ».
Le ton est juste, ni surjoué, ni glacial, le film donne de la place à la fragilité, ce qui est rare dans les récits de santé mentale. Le scénario (co-écrit avec Agnès de Sacy) mêle le présent et le passé, et montre les effets de la souffrance psychique, sans pathos outrancier. Le choix de montrer une adulte (Élisabeth) intervenant dans un atelier d’écriture à l’hôpital et retrouvant son propre chemin permet une double dynamique, à savoir l’écoute des jeunes d’aujourd’hui, et le retour sur soi-même.
Un cinéma nécessaire
Les Rêveurs s’inscrit dans une lignée de films français sensibles à l’adolescence et à la souffrance psychique, mais il marque par son ton très personnel, et par le fait de donner la parole directement aux jeunes hospitalisés. Il avance lentement, parfois trop, mais préfère la pudeur à la rage. Et c’est justement ce qui le rend précieux, et fait du bien. Contrairement aux films parfois trop bruyants, il ose le silence comme cri. Isabelle Carré filme sans cynisme, sans posture, sans moralisme. Elle tend la main, et dans les salles, certains la saisissent.
Sources :
Santé Mentale 9 200 suicides en France en 2022, taux 13,3/100 000 habitants.
DREES Chez les filles de 17 ans : 4,8 % ont déclaré une tentative de suicide en 2022 ; chez les garçons de 17 ans, 2,0 %.
DREES Hospitalisations pour gestes auto-infligés en 2024 : près de 82 000 personnes âgées de plus de 10 ans.


