Aquitaine, fin des années 80. Une pisciculture de truites s’ennuie. Les temps changent, les poissons aussi. Les baeri, cousins sibériens de l’esturgeon, s’installent à la place des truites. Patience, doigté et eau claire en abondance : sept à douze ans pour voir pointer le petit grain noir qui fait chavirer les palais. Vingt ans plus tard, Laurent Dulau tient les rênes de Sturia.
Dix-huit tonnes de caviar par an, vendues aux quatre coins du globe, mais avec une philosophie de moine chartreux : pas plus, pas moins. Luxe éthique, IGP Caviar d’Aquitaine, il parle bien-être animal comme d’autres citent Malthus. Et répète que tout se valorise dans le poisson, jusqu’à la colle pour restaurer les toiles anciennes. Sturia, c’est son bébé, son étendard : un caviar français, affiné comme un grand Bordeaux, qui veut se sortir du cliché blinis-crème fraîche pour devenir un art de vivre. Derrière le marketing, un credo : pas de concession, respect du bien-être animal et des merroirs, pas de production à outrance. Juste l’obsession du goût et la patience des grands crus.
Rapporteuses : Quand on dirige une maison de caviar, on se sent plutôt éleveur, artisan, ou marchand de luxe ?
Laurent Dulau : un petit peu des trois. Notre approche responsable de l’élevage ne fait-elle pas de nous des artisans de l’eau qui devient un luxe (sourire). Nous avons de fait trois métier, éleveur, artisan du luxe et ambassadeurs du caviar français, véritable hommage au caviar sauvage.
Rapporteuses : De pisciculture de truites à production de caviar. C’était du flair ou du hasard ?
L.D. : Ni l’un ni l’autre. De la passion. De la conviction. Du courage et une certaine forme de folie douce. A l’origine cette aventure est initiée, début des années 1990, autour du programme de sauvegarde de l’esturgeon Atlantique et de repeuplement de l’estuaire de la gironde, son écosystème naturel, programme conduit par le CEMAGREF sous la tutelle de l’Etat français. Il fallait en effet une sacrée dose de courage et une pointe de folie pour décider d’élever des esturgeons dans le but de produire du caviar. A cette époque le caviar sauvage coulait à flot et à prix cassé, résultat d’un marché dérégulé par la chute du régime bolchévique. Concurrencer un caviar à l’origine mythique avec un caviar d’élevage à la qualité balbutiante, il fallait vraiment y croire ! Merci d’ailleurs aux premiers chefs qui nous ont fait confiance à cette époque.
Rapporteuses : Sept à douze ans pour récolter des œufs… comment on vit avec un temps aussi lent, à l’heure des livraisons Amazon en 24h ?
L.D. : Nous vivons très bien connectés que nous sommes au temps de la nature. Nature qui nous impose son rythme mais aussi ses coups de gueule en réaction notamment au changement climatique. Nous vivons donc avec modestie et cultivons notre capacité d’adaptation qui passe par l’observation, la créativité et la transmission. Mais nous savons également livrer nos clients dans le monde entier dans des délais compatibles avec leurs attentes et besoins. Des sprinters marathoniens.
Rapporteuses : Sturia se limite volontairement à 18 tonnes de caviar par an. Dans un monde obsédé par la croissance, pourquoi ce frein ?
L.D. : Le respect de mère Nature et de ses ressources. La gestion de l’eau est une de nos sources d’attention et de réflexion principale. Notre volonté est non seulement de réduire notre impact mais également de régénérer cette ressource précieuse, essentielle à la vie.
Rapporteuses : Le luxe éthique, ça existe vraiment ou c’est une belle étiquette marketing ?
L.D. : Ça peut être une étiquette marketing. Mais aux risques et périls de ceux qui le font à escient. Le retour de bâton du marché peut être violent. Nous avons chez Sturia développé des pratiques écoresponsables et écodurables parce que nous sommes convaincus que c’est la seule façon d’aborder nos métiers. Comme vous l’avez souligné, nous vivons le temps long. Ceci nous oblige à préserver les écosystèmes que la nature nous prête pour assurer la pérennité de notre activité et de ces mêmes écosystèmes. Nous sommes liés. Intimement.
Rapporteuses : On vous associe à l’image des fêtes, du champagne et des blinis. Comment sortir le caviar de cette caricature ?
L.D. : Difficile de dissocier l’image du caviar et de la fête, car le caviar se partage avant tout. Comme les grands vins de Bordeaux, qui d’ailleurs sont meilleurs lorsqu’ils sont partagés. Par contre on ne fait pas la fête qu’à Noël. (Rires).
En parlant de vins, le champagne n’est pas le seul à bien se marier avec le caviar. Les vins blancs mais aussi certains rouges aux tanins polis, les alcools tels que Cognac, Armagnac et même Rhum savent faire la part belle au caviar.
Quant aux blinis, ils fonctionnent bien évidement avec le caviar. Mais essayez donc une belle tranche de pain d’épeautre légèrement toastée avec du beurre salé. Ou encore une pomme de terre rate elle aussi délicatement beurrée. Ou enfin un œuf coque. Le meilleur ami du caviar selon Joël Robuchon.
Rapporteuses : Vous parlez d’affinage comme pour un grand vin. Le caviar, c’est le Bordeaux de la mer ?
L.D. : Les parallèles entre le monde du vin dans lequel j’ai évolué depuis des dizaines d’années et celui du caviar sont saisissants. Le rapport au temps, la nécessaire présence de la Gironde et donc de la Garonne et de la Dordogne, la typicité de terroirs et merroirs et leur influence sur la qualité des produits élaborés, le moment clé que celui de la date de récolte et du degré de maturité du raisin, des œufs, l’influence de l’élevage en barrique ou en boite à piston, l’effet ménagé de l’oxygène sur la complexité aromatique du vin, du caviar. Oui le vin et le caviar sont étrangement et subtilement liés.
Ne dit-on pas parfois d’un grand vin que c’est un caviar ?
Rapporteuses : Vous utilisez tout dans l’esturgeon, jusqu’à la colle pour les tableaux. C’est du recyclage ou une philosophie de vie ?
L.D. : Une philosophie de vie. Ne rien gâcher. Valoriser ce que la nature nous donne. Observer, cultiver l’histoire, transmettre les savoir-faire. Dans l’esturgeon tout est bon. Il serait insensé et irresponsable de jeter.
Rapporteuses : Aujourd’hui, la concurrence vient de Russie, de Chine, d’Italie. Qu’est-ce qui fait qu’un caviar aquitain s’impose sur une carte étoilée à Tokyo ?
L.D. : La concurrence vient de partout, même si la Russie et l’Iran ont disparu du radar des marchés internationaux. Le caviar français dont la clé de voute est l’IGP Caviar d’Aquitaine se distingue par sa qualité, son origine et ses pratiques d’élevage vertueuses certifiées par l’IGP. Un grand caviar à l’origine garantie, élaboré dans le respect du bien-être animal ainsi que des écosystèmes où ils sont élevés. Les Japonais et de nombreux chefs d’autres pays sont de plus en plus sensibles à ces engagements et cette transparence.
Rapporteuses : Si vous deviez donner à goûter le caviar à quelqu’un qui n’en a jamais mangé, comment vous le feriez découvrir ?
L.D. : Il est conseillé de débuter son initiation avec un jeune caviar subtil et délicat afin d’habituer le palais à ces saveurs iodés et beurrés. Chez Sturia nous proposons, à cet effet, différents niveaux d’affinage et de salage. Ainsi notre Baeri primeur ou notre osciètre jasmin seront les sélections idoines pour débuter dans le monde du caviar. Avec un peu de champagne blanc de blanc ou de thé matcha pour ceux qui préfèrent faire l’impasse sur les boissons alcoolisées.

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