Anaïs Bouchet, 26 ans, est la Directrice Technique de WEDOGOOD, plateforme de financement en partage de revenus (maison mère erable°). Polytechnicienne, passée par Supaéro, elle incarne la relève qu’on ne voit pas assez : des femmes dans la tech. Dans un pays où les filles ne sont que 30% en école d’ingé et 15% dans l’IA ou la cybersécurité, le constat pique : un immense gâchis de talents. Entre clichés tenaces, réseaux verrouillés et capital inaccessible, la French Tech continue d’avancer à cloche-pied. Rencontre avec une ingénieure qui veut ouvrir la porte aux suivantes.
Rapporteuses : Polytechnique, c’est un bastion de mecs. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’y entrer malgré le décor ?
Anaïs Bouchet : C’est vrai qu’au premier abord, si l’on décrit Polytechnique à une jeune fille, je doute du résultat. Une forte dominante militaire, un vrai bastion de mecs, voire de “geeks”, une compétitivité extrême pour y entrer et une omniprésence des classements, bref autant de caractéristiques qui ne font que très rarement partie des intérêts et des motivations d’une adolescente. Néanmoins je pense que la renommée de l’école suffit à donner envie à quiconque d’y entrer si on lui proposait, la question est plutôt sur la motivation à avoir pour y accéder, sachant que le chemin est assez long.
Personnellement, j’y suis entrée par la petite porte en double cursus avec Supaéro (autre école d’ingénieur qu’on pourrait d’ailleurs décrire de la même façon : militaire, masculine, et de passionnés d’ingénierie). C’est ma passion des sciences qui m’a réellement fait dépasser toute idée reçue sur ce que sont les “écoles d’ingénieurs” qui restent des établissements très prestigieux, où l’enseignement est d’un très haut niveau, et cela qu’importe l’ambiance interne.
Rapporteuses : Dans vos amphis, ça ressemblait à quoi : minorité visible ou ovni dans le paysage ?
A.B. : Haha, un peu des deux. Je trouve personnellement que les femmes en école d’ingénieur réussissent plutôt bien à se rendre visible malgré le sous-nombre (et c’est une très bonne chose !). Dans la vie de l’école, dans les projets, dans les assos, elles arrivent à se visibiliser par des passions, des talents, et des compétences différentes qui peuvent contraster avec le fonctionnement “traditionnel”. Je ne sais pas si c’était seulement par une volonté de s’affirmer ou aussi car le sous nombre nous laissait plus de place mais par exemple à Supaéro les femmes étaient dans plus d’associations que les hommes en moyenne, on voyait même parfois certaines être présidentes de deux associations en même temps !
Rapporteuses : 30% de filles en école d’ingé, 15% dans l’IA et la cybersécurité… Vous appelez ça une fracture ou un foutage de gueule ?
A.B. : Je parlerais d’une fracture, mais surtout d’un immense gâchis de talents. Quand on regarde les chiffres, on se rend compte que la moitié de la population n’est pas représentée dans des secteurs qui façonnent notre avenir. Ce n’est pas seulement un problème d’équité, c’est un problème d’efficacité et d’innovation. En laissant de côté autant de femmes, on prive la société de perspectives, de compétences et de créativité, et forcément, on construit des solutions biaisées et incomplètes.
Rapporteuses : Les freins, c’est quoi selon vous ? L’école qui décourage ? La famille qui pousse vers médecine plutôt que maths ? Ou juste la société qui aime bien ranger les femmes ailleurs ?
A.B. : C’est un mélange de plusieurs choses. Il y a d’abord un problème culturel : on continue de voir très peu de modèles féminins mis en avant dans la tech et même dans les domaines intellectuels au sens large, ce qui entretient l’idée que ce n’est pas un milieu pour les femmes. L’orientation scolaire joue aussi un rôle : encore trop souvent, on pousse inconsciemment les filles vers des filières perçues soit comme plus sûres, soit plus créatives, soit plus tournées vers les autres, tandis que les sciences et la technologie restent associées aux garçons en France. Enfin, la société dans son ensemble a encore tendance à ranger les femmes ailleurs, à les encourager à ne pas se risquer dans ces domaines. Ce n’est jamais un problème de compétence, mais bien un problème de représentation et de mentalités.
Rapporteuses : Dans votre parcours, vous avez déjà pris de plein fouet les clichés du style “les filles ne savent pas coder” ?
A.B. : Oui plusieurs fois ! La bonne nouvelle c’est que dans le milieu, avec mes pairs, même plus âgés, ça ne m’est jamais arrivé. Je pense même qu’une bonne partie des hommes du milieu serait pour la féminisation de leurs propres métiers.
Pour en revenir à la question, en fait cela arrive beaucoup plus souvent dans la société, lorsque je suis en évènement, avec un public plus large ou même dans des cercles d’amis venant de tous horizons…
Le dernier en date ? Lors d’une table ronde devant 200 personnes, ayant précisé que j’avais monté une fintech, l’animateur m’a demandé, convaincu que je répondrais l’un ou l’autre “Et vous vous occupez des ressources humaines ou du marketing ?”…
Et au-delà des remarques frontales souvent rangées comme “maladroites”, c’est souvent des doutes exprimés très subtilement sur la capacité des femmes à pitcher, à lever des fonds, à diriger une équipe tech. Ce sont des micro-agressions à la confiance en soi, qui peuvent sembler anodines sur le moment mais qui, accumulées, rappellent à quel point le chemin reste semé d’obstacles pour les femmes.
Rapporteuses : Si on continue à laisser la moitié du vivier sur le carreau, qu’est-ce que la France perd en innovation ?
A.B. : La France perd en compétitivité et en capacité à innover. L’innovation naît de la diversité des regards et des expériences, et quand on écarte la moitié des talents, on produit une tech qui est forcément incomplète. Il ne s’agit pas seulement d’une injustice pour les femmes, mais d’un manque à gagner considérable pour le pays dans son ensemble. Si nous voulons que la France reste une nation innovante et compétitive, nous devons absolument intégrer tous les talents, sans distinction de genre.
Rapporteuses : La French Tech aime se vendre en start-up nation, mais côté fondatrices, ça frôle l’anecdotique. Comment vous l’expliquez ?
A.B. : Clairement cela s’explique par un écart d’accès plutôt que par un écart de compétence. Les femmes ont le talent, mais elles n’ont pas la même facilité d’accès aux réseaux, aux cercles d’investisseurs, aux mentors. Le milieu de l’entrepreneuriat est aujourd’hui largement masculin. Dans les mentalités il y a encore beaucoup trop de doutes sur la capacité des femmes à pitcher, à lever des fonds, à diriger une équipe …
Quand elles réussissent à lever des fonds, elles lèvent en moyenne beaucoup moins que les hommes. Cela montre bien que ce n’est pas un problème de potentiel, mais de structure. Tant que ces réseaux resteront fermés ou biaisés, la French Tech se privera d’un vivier formidable de fondatrices.
Rapporteuses : Les modèles, ça compte. Quels sont les vôtres ?
A.B. : Actuellement ? Les 4 patronnes du CAC40 : Hinda Gharbi (Bureau Veritas), Catherine MacGregor (Engie), Christel Heydemann (Orange) et Estelle Brachlianoff (Veolia), toutes ingénieures de formation !
Il y a aussi Nicole El Karoui, mathématicienne française, professeure émérite et pionnière de l’essor des mathématiques financières, pour son impact dans le monde si masculin qu’est la finance…
Et en version grand public ? Je réponds souvent “la triplette des Simone” ! Simone Biles, parce que je suis fan de gym et qu’elle représente le travail, la rigueur et le mérite. Simone de Beauvoir, pour son apport intellectuel et sa vision de l’émancipation des femmes. Et Simone Veil, évidemment, pour son courage et les combats qu’elle a menés.
Rapporteuses : Qu’est-ce qu’il faudrait pour changer la donne : des quotas, du mentorat, ou un bon coup de pied dans la fourmilière ?
A.B. : D’abord, donner davantage de rôles modèles féminins à la société dans les médias notamment. Lorsque l’on évoque la réussite scientifique ou entrepreneuriale, les noms qui viennent spontanément à l’esprit sont encore trop souvent masculins. En France, combien savent citer une femme au COMEX d’une entreprise du CAC 40 ? Même au lycée, la majorité des professeurs de mathématiques restent des hommes, ce qui limite les points de repère pour les jeunes filles. Pour changer cette dynamique, il faut non seulement recruter et valoriser davantage d’enseignantes en sciences, mais aussi donner une place visible aux chercheuses, ingénieures et entrepreneuses dans l’espace public comme dans les établissements scolaires.
Ensuite, faire des mathématiques et de la logique un socle universel. Cette exigence doit être portée aussi bien par l’école que par les familles. Encourager les filles à s’y investir avec la même ambition scientifique que les garçons est une condition essentielle pour réduire les inégalités.
Enfin, faciliter l’accès des entrepreneuses aux financements. L’accès au capital demeure l’un des principaux obstacles pour les femmes dans la tech alors que cela pourrait donner de vrais exemples de réussite et une vraie reconnaissance des compétences féminines dans ce secteur. Les biais persistent et les équipes masculines continuent souvent de bénéficier d’une présomption de légitimité technique. Et pour ça oui, c’est un grand coup de pied à donner dans la fourmilière !
Rapporteuses : Et si une fille vous dit “la tech, c’est pas pour moi”, qu’est-ce que vous lui répondez ?
A.B. : “La tech des geeks, nerds, avec l’image qui nous vient tout de suite en tête d’un homme enfermé à coder dans sa chambre ? Oh oui je comprends, et moi aussi ce n’est pas pour moi non plus.
En revanche, la tech de demain, où l’on voit apparaître des produits techs vus et conçus par des femmes, ou simplement des équipes paritaires ? Et bien là tout est à faire, surtout dans notre pays, ça n’existe pas encore (ou très peu). Il y a un boulevard pour faire partie des pionnières dans le sujet et vraiment redéfinir les mentalités de demain à l’image plus inclusive que nous pourrons lui donner !
Être ingénieure, c’est simplement une volonté de s’attaquer à des problèmes complexes de notre monde grâce à une multitude de compétences techniques et scientifiques qu’on a pû acquérir jusque là.
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