Les Amis du placard, satire noire de Gabor Rassov mise en scène par Matthieu Bailly, transforme un pavillon de banlieue en laboratoire de la cruauté ordinaire. Avec de gauche à droite : Blandine Guerrand, Jules Tarla, Camille Chainay, et Matthieu Bailly. © DR

Les Amis du placard : satire noire de la bourgeoisie ordinaire

Lise-Marie Ranner-Luxin
Par
Lise-Marie Ranner-Luxin
Directrice de la rédaction
Rédactrice en chef et fondatrice de Rapporteuses, Lise-Marie Ranner-Luxin allie vision éditoriale et plume affûtée. Passionnée par les histoires humaines, les tendances culturelles et l’actualité qui...
- Directrice de la rédaction
13 Min. de lecture

Un couple s’ennuie, consomme, achète même ses relations. Dans Les Amis du placard de Gabor Rassov, mis en scène et interprété par Matthieu Bailly, l’amitié est un produit, le salon un huis clos et le placard une cellule. Farce grinçante hier, chronique sociale aujourd’hui, la pièce ausculte la cruauté ordinaire d’un monde où l’on préfère posséder l’autre plutôt que le rencontrer. À voir au Studio Hébertot, tous les mardis et mercredis à Paris, depuis le 11 novembre 2025, et jusqu’au 14 janvier 2026.

Vu le titre, Les amis du placard, je m’attendais naïvement à une comédie de mœurs sur le coming out, les silences gênés et les non-dits bourgeois. Des amis gays que l’on planque, des lâchetés ordinaires, un peu de poussière dans les consciences. Erreur de rayon. Ici, le placard n’est pas métaphorique, il est réel, et sert à entreposer des êtres humains achetés en promotion, comme des packs de yaourts ou des côtes de porc sous vide.

Monsieur et madame Tout-le-Monde, font leur marché

Jacques (Matthieu Bailly) et Odile (Blandine Guerrand) forment un couple modèle de l’ennui pavillonnaire. Lui, suffisant, autoritaire, très à droite il le dit sans détour, il déteste « les cocos ». Elle, résignée chic, consent à un rapport sexuel trimestriel comme on honore un contrat d’assurance. Leur vie est réglée comme une carte de fidélité. Leur seul frisson ? Aller au supermarché et relever une erreur sur le ticket de caisse. Contester, obtenir gain de cause, humilier la caissière par procuration, voilà leur orgasme social.

Odile (Blandine Guerrand) et Jacques (Matthieu Bailly). © Photo fournie par la troupe de théâtre

Un jour, profitant d’une promotion improbable, ils repartent avec des amis dans le chariot. De vrais gens, vivants. Contractualisés, serviles. Des amis clefs en main, toujours disponibles, flatteurs à souhait, programmés pour meubler le vide et applaudir leurs blagues. Mais très vite, comme tout objet de consommation, ces amis lassent. Alors Jacques et Odile montent les enchères : humiliation, privation, enfermement. Le placard devient cellule, et l’amitié, une forme domestique d’esclavage. Gabor Rassov grossit le trait, volontairement. Et il fait bien. Sous la farce noire, on reconnaît les bouffons d’Ancien Régime, ceux dont la fonction était d’amuser la cour au prix de leur dignité. Sauf qu’ici, la cour n’est plus royale, elle est pavillonnaire, connectée, banale. Ces monstres ne feront jamais la une des journaux, encore moins face à un tribunal. Ils font leurs courses, votent, sourient aux voisins. Ils nous ressemblent dangereusement.

Quinze ans après la création du texte, Matthieu Bailly prend acte d’un glissement inquiétant : ce qui relevait hier de la farce absurde est devenu aujourd’hui un fait social. Dans cette reprise, le metteur en scène qui interprète aussi le rôle de Jacques, ne cherche ni l’effet de manche ni la modernisation gadget. Il met en scène Les Amis du placard comme on poserait un miroir sans tain au fond d’un salon trop bien rangé. Sa direction est sèche, précise, presque clinique. Il n’y a pas de surjeu, pas d’extravagance, la monstruosité naît justement de cette normalité appliquée. Bailly comprend une chose essentielle chez Rassov : plus c’est banal, plus c’est glaçant.

Jacques est oppressé par l’ennui et la frustration d’une vie qu’il avait sans doute rêvée autrement. Alors, pour se réconforter, il consomme et il
persécute, à la fois avec cynisme et une certaine bonhomie !

Matthieu Bailly

Autre prouesse, Bailly a monté la pièce en quelques semaines. Un créneau s’est libéré au Studio Hébertot, il fallait saisir l’occasion. Pas le temps de lisser, d’édulcorer : le résultat donne une mise en scène ramassée, efficace, qui va droit au nerf du texte, brut, presque nerveux, comme si l’urgence du montage contaminait le propos même de la pièce. L’amitié s’y consomme vite, se jette vite, s’enferme vite.

Mais Les Amis du placard tient beaucoup aussi à son double saut périlleux. Ancien entrepreneur dans la finance, Matthieu Bailly a quitté les salles de marché pour le plateau, comme d’autres abandonnent un costume trop étroit. Ironie délicieuse, le voilà aujourd’hui à incarner Jacques, petit tyran domestique, consommateur vorace, persuadé d’être au-dessus du lot. Et on devine chez lui cette compréhension intime du pouvoir ordinaire, cette assurance tranquille de ceux qui ont toujours cru que tout s’achetait. Il joue Jacques sans l’excuser, sans le rendre aimable, mais sans le caricaturer non plus. C’est un bourgeois sec, mesquin, méthodique, dont la cruauté tient moins de la folie que de l’habitude. Et c’est précisément ce qui fait froid dans le dos. Le monstre ne hurle pas, il gère. Ce parcours de la finance au théâtre, du chiffre à la chair donne à l’ensemble une épaisseur supplémentaire. Sans jamais l’énoncer, la pièce semble poser une question embarrassante : que reste-t-il quand on a appris toute sa vie à posséder, optimiser, rentabiliser… et qu’on applique ces réflexes aux êtres humains ?

Quinze ans après son écriture, cette pièce satirique teintée d’absurde m’a semblée être progressivement rejointe par la réalité et avoir encore plus de résonance aujourd’hui, d’où mon désir de la monter au Studio Hébertot.

Matthieu Bailly

Sans accuser ni moraliser, Matthieu Bailly laisse pourrir la situation sous nos yeux. En refusant toute distance ironique confortable, il fait de Jacques et Odile non pas des monstres exceptionnels, mais des voisins possibles. Et c’est précisément là que sa mise en scène est politique : dans ce refus de l’alibi. Le spectateur ne peut pas dire « ce sont des fous », il est obligé de penser : ils nous ressemblent. Car derrière ce couple bourgeois très à droite, c’est une question autrement plus contemporaine qui surgit : qu’avons-nous fait de l’amitié ? De ces liens que l’on collectionne, que l’on loue, que l’on compte en followers et en likes ? Ces amis virtuels, toujours disponibles, toujours d’accord, après lesquels nous courons comme Jacques et Odile courent après leur petite montée d’adrénaline au supermarché.

L’enfer n’est pas spectaculaire, mais ordinaire

Derrière la farce noire affleure aussi un vieux parfum de huis clos, au sens le plus littéraire du terme. Impossible de ne pas penser à Sartre et à sa formule devenue slogan malgré elle, « L’enfer, c’est les autres », tirée de Huis clos. Comme chez Sartre, l’enfermement n’est pas seulement physique : il est relationnel. Ici, pas de damnation métaphysique, mais une prison sociale où le regard, la dépendance et le besoin d’être accepté deviennent des instruments de torture. La pièce dialogue avec une certaine tradition de la cruauté bourgeoise au théâtre, celle de Yasmina Reza, dont se revendique Matthieu Bailly, notamment, quand le salon bien tenu devient un champ de bataille moral (Art, Le Dieu du carnage). Même confort, même politesse, même violence larvée. Et au cinéma, on pense aux huis clos psychologiques de Roman Polanski, Répulsion, Le Locataire, où l’appartement, écrase et dissout les individus.

Ce goût du salon comme champ de mines n’est pas un hasard. Matthieu Bailly revendique également son attachement à l’univers de Florian Zeller, dont le théâtre explore, lui aussi, la violence feutrée des intérieurs bourgeois. Comme chez Zeller (La Vérité, La Mère, Le Père, Le Fils), tout se joue ici dans ce qui ne se dit pas, dans les silences, les petites phrases, les rapports de domination apparemment anodins. Le décor rassure, la parole est policée, mais quelque chose pourrit lentement sous la surface. À cette différence près que là où Zeller dissèque la famille, Les Amis du placard pousse la logique plus loin encore : ce ne sont plus seulement les liens qui se fissurent, ce sont les relations elles-mêmes qui deviennent des produits. Bailly capte cette filiation et la détourne, faisant du théâtre psychologique un théâtre de la consommation humaine.

La servilité, nouvelle règle sociale

Juliette (Camille Chainay) et Guy (Jules Tarla).

Face à Jacques et Odile, il y a les amis. Ou plutôt ce qu’il en reste. Juliette (Camille Chainay) et Guy (Jules Tarla). Un couple acheté, contractualisé, rangé dans un placard comme on stocke un aspirateur ou des conserves. Eux n’imposent rien, ne réclament rien. Ils sourient, trop, ils remercient, toujours. La femme, polie, avenante, programmable jusqu’à l’effacement. Le mari, surtout, incarne une lâcheté poisseuse, presque dérangeante. Il ne résiste pas, ne proteste pas, il s’adapte. Il accepte l’humiliation comme une règle du jeu, la faim comme un détail logistique. C’est sans doute là que la pièce devient la plus cruelle : ces “amis” ne sont pas seulement victimes, ils sont complices de leur propre disparition. Leur servilité n’est pas forcée, elle est consentie, intériorisée, rationalisée. Le mari baisse les yeux, temporise, sourit pour survivre. Il espère que ça passera, espère être aimé en se taisant. Vieille stratégie des dominés, vieille lâcheté sociale aussi.

L’alchimie entre les quatre comédiens et leurs personnages a tout de suite fonctionné et heureusement car notre temps de préparation était compté !

Matthieu Bailly

Le placard devient alors plus qu’un lieu d’enfermement, c’est un état mental. Celui de ceux qui préfèrent la soumission à la solitude, l’humiliation à l’exclusion. Ces amis-là sont le contrechamp exact de Jacques et Odile, ils n’abusent pas du pouvoir, ils s’y coulent. Ils ne consomment pas l’autre, ils se laissent consommer. Et c’est peut-être ce qui dérange le plus : cette pièce ne se contente pas de dénoncer la brutalité des dominants, elle pointe aussi le confort triste de ceux qui acceptent tout pour rester invités. Une satire sans héros, où chacun, à sa manière, choisit le placard.

Les amis du placard n’est pas une pièce confortable. Elle gratte là où ça fait rire jaune. Elle montre, sans morale appuyée mais avec une cruauté jubilatoire, comment la marchandisation a colonisé jusqu’à l’intime. Une satire qui commence comme une comédie et finit comme un miroir un peu trop fidèle. On rit. Puis on se demande, en sortant : et moi, suis-je client, produit… ou déjà dans le placard ?

Plus d’infos :

Les Amis du placard : Novembre – Décembre 2025 : Studio Hébertot, Paris

2026 : Janvier : Studio Hébertot, Paris

Matthieu Bailly

Instagram

Blandine Guerrand

Instagram

Camille Chainay

Instagram

Jules Tarla

Instagram

Partager cet article
Directrice de la rédaction
Suivre :
Rédactrice en chef et fondatrice de Rapporteuses, Lise-Marie Ranner-Luxin allie vision éditoriale et plume affûtée. Passionnée par les histoires humaines, les tendances culturelles et l’actualité qui fait débat, elle supervise la ligne éditoriale et guide l’équipe avec exigence et créativité. Journaliste expérimentée, elle sait capter les détails qui font vivre un récit et mettre en lumière des voix parfois oubliées, tout en cultivant un regard critique et engagé sur le monde qui l’entoure.
Aucun commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *