Demain, on ne tournera plus les pages : on déroulera des écrans. Les définitions se mettront à jour comme des applications, à la vitesse du flux et des usages. © FREEP!K

Dernier mot : l’agonie programmée du dictionnaire

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Rédaction Rapporteuses
Observatrices curieuses et infatigables, Rapporteuses racontent le monde qui les entoure avec un regard à la fois précis et espiègle. Du glamour des soirées parisiennes aux...
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Entre Google et les applis, le dictionnaire papier vit ses derniers mots. Longtemps totem des bibliothèques familiales et boussole des amoureux de la langue, il glisse lentement vers l’obsolescence, relégué au fond des étagères pendant que les définitions migrent en ligne, instantanées et volatiles. Dans un monde où chercher un mot se fait en un clic, l’Ancien Régime des mots imprimés vacille.

Il y avait, quelque part dans une vie d’écolier ou de lecteur obstiné, ce rituel immuable qui consistait à ouvrir le dictionnaire. On cherchait « épistolaire », « palimpseste » ou « mutinerie », les doigts effleurant le papier comme on gratte une guitare un peu faîte de nostalgie. Aujourd’hui, la plupart d’entre nous ne fouille plus ce temple du langage, mais préfère taper sur un clavier, toucher un écran, et l’instant d’après le mot nous est servi, définition, synonymes, prononciation, parfois l’origine étymologique. Mais la magie n’est plus là. Et l’objet lui-même, Larousse ou Robert qui grise des bibliothèques familiales, prend la poussière.

La langue à l’épreuve du numérique

C’est cette mutation du rapport au savoir lexical que décrit le 22 décembre The New Yorker dans une grande critique de Stefan Fatsis sur son livre Unabridged: The Thrill of (and Threat to) the Modern Dictionary. L’auteur y raconte comment il a passé des mois avec les lexicographes de Merriam-Webster, et argumente sur un univers en voie de disparition. Autrefois, le dictionnaire imprimé, le Webster’s Collegiate en tête, était un objet de culture populaire qui se vendait par millions. Aujourd’hui, dit Fatsis, cette autorité intellectuelle, s’est effritée face à Internet et à l’usage immédiat que nous faisons des définitions en ligne ; et relève que l’expertise même des lexicographes est en chute libre. Si, il y a vingt-cinq ans, on comptait environ deux cents lexicographes à plein temps aux États-Unis, ils seraient aujourd’hui plutôt une trentaine ; et on ne sait pas combien de temps leur savoir, charnu et patient, sera encore nécessaire pour documenter l’évolution du langage relate The New Yorker.

Mais derrière ces chiffres, il y a un changement culturel profond : le dictionnaire ne se contente plus de définir et de fixer le sens d’un mot, il devient ludique, anecdotique, distractif. Les versions gratuites en ligne bourrent leurs pages de jeux, listes d’emojis et autres « mots du jour », comme si, dans un marché saturé par les moteurs de recherche et les correcteurs automatiques, la définition elle-même n’était plus l’essentiel constate The New Yorker.

Quand les algorithmes dictent les mots

Chez nous, en France, la glissade vers le numérique n’est pas moins réelle. Même si les grandes maisons lexicographiques continuent de réviser des éditions tardives, comme l’Académie française qui a publié la neuvième édition de son dictionnaire en 2024 après des décennies de travail, l’usage quotidien du papier s’effrite. La génération née avec un smartphone n’a jamais connu la poignée de cent grammes d’un Petit Larousse dans les mains, mais bien plutôt les résultats instantanés d’une recherche Google ou d’une application sur téléphone. Selon Radio France, le nombre de dictionnaires papier vendus a chuté drastiquement au profit de Wikipédia, preuve que l’objet lui-même se déleste de sa fonction utilitaire pour devenir un artefact de bibliothèque.

Le marché des dictionnaires papier qui représentait encore plus de 230 millions d’euros en 2002, n’atteignait plus que 20 millions en 2024. D’après les statistiques du Syndicat national de l’édition ; une érosion qui n’intègre d’ailleurs pas les ventes numériques que les éditeurs ont développé depuis des années, et toujours selon ce même syndicat, les dictionnaires en papier ne subsistent réellement que parce qu’ils sont prescrits dans le cadre scolaire : hors de ce dernier, leur usage courant s’effrite presque entièrement.

Cette analyse de France Culture souligne que l’avènement d’internet n’a pas seulement changé les pratiques de recherche de définitions, il a anéanti presque entièrement le marché traditionnel des dictionnaires et encyclopédies imprimés, y compris les ouvrages spécialisés qui, naguère indispensables, sont désormais massivement recherchés en ligne.

Pourtant, au cœur de ce recul, on trouve encore des résistances culturelles. Dans la Maison du dictionnaire à Paris, l’unique librairie mondiale qui lui est consacrée, on constate qu’il existe une clientèle de passionnés, écrivains, traducteurs, journalistes, qui continuent de chercher dans le papier des ressources lexicales approfondies ; mais même là, les dictionnaires spécialisés (juridique, médical, technique) sont en fort déclin, supplantés par les outils numériques qui offrent des résultats immédiats.

France Culture note aussi, à travers les pratiques des éditeurs, que la seule façon dont les versions papier survivent encore est par une diversification de leurs formats (densité de mots selon les publics, dictionnaires pour enfants, éditions thématiques, etc.), signe que l’objet se réinvente pour essayer de « tenir » face à la supériorité logistique du numérique.

Qui décide encore du sens des mots ?

Ce basculement est anthropologique. Dans les années 90, une famille lettrée discutait encore autour du Littré ou du Robert, et ces objets occupaient une place symbolique dans les salons et les bureaux. Ils attestaient d’une langue toujours en mouvement mais toujours ordonnée, censée protéger une norme, quoique ce rôle normatif fût déjà remis en question par les linguistes. En 2025, le dictionnaire papier n’est plus une autorité stable, nous dit The New Yorker au sens où l’entendait Webster’s jadis. La stabilité du signifié et du signifiant n’est plus garantie par un volume gros comme une brique, mais par des bases de données numériques qui changent chaque semaine, qui s’actualisent en continu et qui parfois incluent des usages populaires ou émergents bien avant que les experts ne puissent en juger.

La question posée par Fatsis, littéralement, « le dictionnaire est-il fini ? », n’est pas seulement celle d’un objet qui disparaît, mais d’une écologie cognitive qui se transforme. Sans la matérialité du papier et de l’ouvrage fini, nous perdons quelque chose de concret : cet espace de réflexion lente où l’on pouvait découvrir par hasard un mot voisin ou s’attarder sur une étymologie surprenante. Avec l’essor du numérique, ce « dérangement heureux » est remplacé par l’efficacité immédiate, la réponse dans la seconde.

Alors que le dictionnaire imprimé s’efface, c’est aussi la figure du lexicographe passionné, spécialiste des usages et des citations, qui s’amenuise. Les versions en ligne sont souvent dépourvues de détails approfondis ; elles répondent à une requête, mais elles ne racontent plus l’histoire du mot, ni ne capturent la richesse de son parcours dans la langue.

Pour les amoureux des lettres, cela ressemble à une disparition programmée, un peu comme si l’on décidait que la pluie n’était plus nécessaire parce que l’on peut désormais activer un parapluie automatique. Le papier s’en va, tandis que le numérique s’impose, conquérant le terrain lexical avec ses promesses de vitesse et de disponibilité. Et dans cette transition, on devrait peut-être s’inquiéter moins de savoir si le dictionnaire papier survivra qu’à quoi ressemblera notre rapport aux mots lorsqu’ils n’auront plus d’épaisseur physique. Peut-être alors que l’on aura mille dictionnaires, mais aucun qui soit le miroir lent et patient de notre langue.

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Observatrices curieuses et infatigables, Rapporteuses racontent le monde qui les entoure avec un regard à la fois précis et espiègle. Du glamour des soirées parisiennes aux coulisses des affaires, de la culture aux nouvelles tendances, elles parcourent la ville et le monde pour capter les histoires, les personnages et les mouvements qui font l’actualité. Toujours sur le terrain, elles mêlent rigueur journalistique et sens du récit, pour offrir aux lecteurs des portraits, enquêtes et chroniques à la fois informatifs et captivants.
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