Marion Ramppal fait revivre l'héritage de la sublime chanteuse et songwriter Abbey Lincoln, dans un nouvel album : "Song for Abbey". © Sylvain Gripoix

Marion Rampal : “Abbey Lincoln m’a appris que chanter, c’est résister”

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Rédaction Rapporteuses
Observatrices curieuses et infatigables, Rapporteuses racontent le monde qui les entoure avec un regard à la fois précis et espiègle. Du glamour des soirées parisiennes aux...
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Elle ne reprend pas Abbey Lincoln, elle l’arrache au silence. Avec Skylark, single fiévreux qui sort ce 14 novembre chez Les Rivières Souterraines et L’Autre Distribution, Marion Rampal ouvre la voie à Song for Abbey, son hommage électrique à la chanteuse-poétesse-activiste qui transformait chaque note en coup de poing tendre. Autour d’elle, deux ombres géantes : Archie Shepp et Bill Frisell, invités de poids dans ce voyage au cœur d’une femme indocile et lumineuse. Et les 26 et 27 novembre au Bal Blomet, soirée boostée par Jazz Magazine, la chanteuse française transformera cette mémoire vive en scène vibrante : celle d’une femme libre qui refuse les étiquettes et fait du jazz une manière d’être au monde.

Avant de rendre hommage, encore faut-il savoir écouter. Marion Rampal, elle, écoute les fantômes. Depuis ses débuts, la chanteuse française tisse un fil invisible entre les voix d’hier et les vibrations d’aujourd’hui. On l’a découverte aux côtés d’Archie Shepp, fascinée par les chansons anciennes, le blues, la poésie créole et le jazz libre. Après Main Blue et Tissé, la voici de retour avec Song for Abbey (Les Rivières Souterraines), un album incandescent dédié à la géniale Abbey Lincoln, chanteuse, compositrice, poétesse, militante, muse et femme debout. Un disque plein de souffle et de matière, où Marion Rampal s’entoure de Matthis Pascaud, Simon Tailleu, Raphaël Chassin, Thibault Gomez, et invite deux légendes : Bill Frisell et Archie Shepp.
Sur scène, elle présentera ce projet les 26 et 27 novembre au Bal Blomet, avant une tournée à travers la France et la Suisse. Le 11 mai 2026 au théâtre de l’Odéon, elle sera de retour dans le cadre du festival Jazz de Saint-Germain-des-Prés.

Rapporteuses : Pourquoi Abbey Lincoln, aujourd’hui ? Qu’est-ce qui, dans sa voix, son parcours, vous a appelée à lui rendre hommage, presque un quart de siècle après sa disparition ?

Marion Rampal : Cela fait plus de 7 ans que je parle d’un hommage à Abbey… les gens qui m’entourent savent qu’elle reste ma chanteuse de jazz préférée, mais ce sont avant tout ses chansons qui m’intriguaient : comment un songbook aussi riche, écrit par une femme noire américaines, n’avait-il pas pu trouver sa place dans toute la musique jazz enseignée et diffusée aujourd’hui. Avant tout je dois saluer le soutien du festival Jazz sous les Pommiers, ou j’ai la chance de faire une longue résidence, cet hommage c’est aussi un geste de mémoire, pratiquement éditorial, et sans leur aide je crois que mes épaules n’auraient pas été solides pour porter ce projet. C’est quelque chose d’assez collectif, évoquer Abbey fait resurgir des mémoires d’elle et des objets, photos, anecdotes chez les gens que j’ai croisés et qui l’ont côtoyée, je me suis juste contentée de dire à un moment : okay, pour ceux qui se posent la question, j’aime le jazz, je vis le jazz et j’ai envie de parler d’une immense artiste de jazz qui a écrit et chanté des choses merveilleuses jusqu’à ses 80 ans. A la mort d’Abbey Lincoln, j’avais exactement 30 ans. J’avais écrit un texte pour la célébrer. Mais j’étais trop jeune, trop “verte” pour assumer un tel hommage, j’avais aussi ma musique à écrire. C’est l’âge et l’expérience qui m’ont poussée à prendre ce chemin.

Rapporteuses : “Rendre hommage, c’est reconnaître une dette”, écrivez-vous. Quelle est la vôtre envers elle ? Est-ce une dette musicale, spirituelle, ou presque politique ?

M.R. : La dette est belle, c’est une dette qu’on est heureuse de rembourser ! C’est une image pour reconnaître chez nos aînées la force de leurs engagements, les risques immenses qu’elles ont pris. L’œuvre d’Abbey Lincoln et l’ensemble de ses choix, de ses expériences dessinent un parcours de combattante féministe et libertaire. Elle ne va jamais le dire de manière très claire, et je comprends complètement cette attitude. Mais si on lit des choses qu’elle écrit ou dit, il y a toujours cet esprit de liberté, de ne surtout pas se laisser dompter par l’industrie, le pouvoir, l’argent, les institutions patriarcales comme le mariage par exemple. Donc reconnaissance de dette artistique, politique, spirituelle oui. Si on considère qu’elle ne tenait personne être plus grand ou plus petit qu’elle : ni mari, ni dieu, ni maître.

Evoquer Abbey fait resurgir des mémoires d’elle et des objets, photos,
anecdotes chez les gens que j’ai croisés et qui l’ont côtoyée.

Marion Rampal

Rapporteuses : Abbey Lincoln disait que le jazz servait à “construire le caractère”. Vous, que construit-il en vous ? Un abri, une colère, une foi ?

M.R. : Je trouve cette citation magnifique car elle date de la fin de sa vie. A une époque où elle reçoit un prix très prestigieux pour l’ensemble de son œuvre. Il faut se rappeler que Jazz est un mot très ambigu à l’origine mystérieuse, controversée. Les artistes de jazz noir américains entretiennent un rapport toit aussi ambigu avec le terme, on peut entendre Abbey Lincoln ou Archie Shepp se défier de l’étiquette ou l’assumer selon les moments. Cela correspond à une « légitime défiance » contre les récupérations bourgeoises qui en sont faites. Abbey Lincoln dit plus ou moins « si une chanteuse de jazz pour vous c’est cette créature sexy qui fait pleins de tralala avec sa voix en imitant les grandes – Billie, Dinah…-, pendant que vous buvez un cocktail alors allez-vous faire voir, moi je suis une artiste noire, et j’écris des chansons, je suis Abbey Lincoln ». À côté de ça il y a la chanteuse arrivée à maturité, qui a la chance à 60 ans d’avoir enfin un cadre de travail propice à son art, des moyens de production, de formidables musiciens. Et là, elle s’épanouit et trouve quelque chose d’essentiel à nous transmettre de cet ethos du chant jazz. Les mots, la mélodie, incarnées avec une immense liberté de ton.

Rapporteuses : Vous mêlez ses chansons à celles de Dylan, d’Oscar Brown Jr… et même une création avec Archie Shepp. Comment s’est faite cette alchimie ?

M.R. : J’ai eu la chance de rencontrer Jean Philippe Alard qui a été le dernier producteur d’Abbey Lincoln, et qui lui a proposé une très belle signature chez Verve dans les années 90. Il m’a beaucoup parlé du processus de choix de répertoire qu’elle faisait pour ses disques. Comment tresser ses propres compositions avec des reprises. Toutes les chansons que j’ai choisies, elle les a chantées, à part bien sûr notre chanson avec Archie. Cependant elles résonnent différemment pour moi, il fallait que je puisse les incarner. Donc Dylan, évidement y a sa place, il est un artisan majeur du grand songbook contemporain.

Rapporteuses : Etait-ce un dialogue entre générations ou une séance de spiritisme musical ?

M.R. : C’est un peu tout ça. Si on part du principe que les œuvres sont des matérialités qui n’ont pas la même nature que nos corps, que les idées, les surgissements, les poèmes, les mélodies se passent et se rappellent à nous en dépit de la finitude de la vie, encore plus à une époque où la fixation des images et des sons nous permet un accès à ces objets, alors, c’est surtout une histoire de « continuer à se rappeler, continuer à inventer », avec c’est vrai un profond respect des aînés. C’est ça que le jazz m’a appris.

Rapporteuses :  “Caged Bird”, “Throw It Away”, “The Music Is the Magic”… Ces titres résonnent étrangement avec notre époque. Vous aviez en tête le monde d’aujourd’hui en les chantant ?

M.R. : J’avais en tête qu’Abbey Lincoln avait écrit de sacrées bonnes chansons pour nous aider à nous orienter dans la vie ! Les enjeux d’hier n’ont pas beaucoup changé. Abbey Lincoln a certes vécu la lutte pour les droits civiques, mais le racisme est plus virulent que jamais dans nos sociétés. Elle n’aura pas vécu la révolution #metoo, mais c’est aussi un long processus, qui est à l’œuvre, et qui va occuper plusieurs générations après nous. C’est bien que vous citiez « The Music is the Magic », notre enjeu aujourd’hui c’est de défendre la musique comme une expérience humaine. L’évolution de l’industrie est terrifiante à cet égard.

J’aime le jazz, je vis le jazz et j’ai envie de parler d’une immense artiste de jazz qui a écrit et chanté des choses merveilleuses jusqu’à ses 80 ans.

Marion Rampal

Rapporteuses : Vous êtes une chanteuse qu’on dit “inclassable”, entre jazz, folk et poésie. Abbey Lincoln aussi refusait les cases. Est-ce un héritage ou une nécessité ?

M.R. : Qui disait « soyez vous même, les autres sont déjà pris » ? C’est ce que j’ai appris oui, je suis très allergique aux cases. Je comprends le besoin qu’on a de faire des catégories et des cases, mais anthropologiquement c’est toujours associé à pouvoir quantifier, qualifier et hiérarchiser les objets et les personnes, donc in fine les dominer. Si on regarde attentivement, il y a toute une scène, une constellation d’artistes qui évoluent à la frontière de la folk et du jazz, chantent de la folk avec des musiciens de jazz… Joni Mitchell, Tom Waits, Rickie Lee Jones, Nora Jones…je pense que si on laissait mieux les artistes et les producteurs de musique faire leur travail le public ne s’y tromperait pas.

Rapporteuses : Vous chantez avec douceur, mais toujours une forme de révolte au bord des lèvres. D’où vient cette tension ? De l’intérieur ? Du monde ?

M.R. : C’est un long travail qui avait son lot de déconvenues et de moments douloureux. Au moment de Tissé, j’avais presque trop de palette vocale, je partais un peu dans tous les sens. Entre chanter la musique politique d’Archie, mes propres chansons, des lieder de Schubert… j’avais besoin de trouver encore mieux un fil à moi. Matthis Pascaud, mon réalisateur et guitariste, et Raphaël Chassin, mon batteur, m’y ont énormément aidée. Par leur écoute, en fait par la puissance de leur goût et de leur engagement musical. J’ai forgé une nouvelle façon, plus simple, pas démonstrative, mais pour autant je sais que ma force réside dans la mobilité et la subtilité, et chanter le répertoire d’Abbey m’a aidée à retrouver beaucoup d’autonomie, de personnalité, à un moment où je crois que le groupe comme moi on avait grande besoin que j’y « sois » vraiment. Donc oui, j’essaie de chanter avec l’idée que le chant peut nous mettre en lien, nous réparer, mais aussi nous faire réfléchir. En fait, j’essaie de chanter poétiquement, de trouver physiquement la même disposition que quand j’écris un poème.

Rapporteuses : On retrouve sur l’album des musiciens phares, Matthis Pascaud, Simon Tailleu, Raphaël Chassin, et des invités mythiques. Comment avez-vous abordé cette constellation sans perdre votre voix propre ?

M.R. : Cela fait plusieurs années qu’on travaille avec le quartet, et y associer Thibault Gomez au piano a été très enrichissant, on a été enchantés par sa poésie, son originalité, son écoute du chant … L’image de la constellation est belle, c’est une chose que j’ai toujours à cœur de construire avec Matthis : assembler les gens, les morceaux, les invités, pour construire un tout cohérent. Je m’exige au milieu de tout ça de rester très protagoniste. Je dois ajouter que je produis ma musique sur disque et sur scène depuis 3 albums, l’organisation de la production participe de cette façon de faire artistique. Je pars du principe que personne ne peut être plus et mieux concerné que moi par ce que je fais, cela veut dire que je réfléchis une évolution esthétique et les moyens à mettre en œuvre avec une équipe très soudée et bienveillante, mais je n’ai pas de patron !

Rapporteuses : Les 26 et 27 novembre, vous serez au Bal Blomet. Qu’espérez-vous partager avec le public ? Un concert, une cérémonie, ou un acte d’amour ?

M.R. : Nous sommes très fiers de cet album mais nous avons avant tout pensé cette musique comme une matière live, et c’est un plaisir de jeu sur scène. J’ai tout simplement hâte de chanter les chansons d’Abbey avec mes camarades et pour le public, et de partager la musique de ce nouveau quintet.

Rapporteuses : Si Abbey Lincoln était là, assise au premier rang, qu’aimeriez-vous qu’elle entende dans votre “Song for Abbey” ?

M.R. : Mais Abbey Lincoln est assise au premier rang. Elle sourit et parfois ça veut dire qu’elle est très contente, parfois qu’elle n’en pense pas moins ! Plus sérieusement j’espère évidement qu’elle serait fière et touchée qu’on reprenne sa musique

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Crédits photos : Sylvain Gripoix

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