Cette année, Miss France a le goût du large. Pacifique, même. Tahiti, Marquises, Nouvelle-Calédonie : trois noms qui font rêver l’Hexagone, trois territoires que la République regarde surtout quand les projecteurs s’allument. L’une s’appelle Hinaupoko Devèze, mais déjà tout le monde murmure Hina, comme on nomme les grandes figures dans les chants du Pacifique. Couronnée Miss France 2026 le 6 décembre 2025 sous les projecteurs du Zénith d’Amiens, la polynésienne de 23 ans porte une couronne, mais aussi une histoire : celle d’un métissage vibrant entre Tahiti, les îles Marquises de sa mère et la France métropolitaine de son père. L’autre, la première dauphine, Juliette Collet, Miss Nouvelle-Calédonie, incarne elle aussi un métissage, mais d’une autre nature. Celui d’une France et de la Kanaky liées par l’histoire coloniale, la dépossession, et un conflit politique jamais refermé.
Les concours de beauté deviennent parfois des raccourcis commodes. Ils lissent, ils pacifient et donnent l’illusion le temps d’une soirée, d’une France plurielle réconciliée avec ses Outre-mer. Mais derrière les sourires et les mensurations, les questions de fond restent intactes.
“Grande déesse” du Pacifique couronnée Miss France
L’élection de Miss France sert d’ordinaire à commenter des coiffures, des études que les miss mettent entre parenthèse, ou de leur vie privée. Cette année, elle fait mieux, elle oblige à regarder une histoire et une carte, loin, très loin même. Miss France Hinaupoko Devèze et sa première dauphine, Miss Nouvelle Calédonie Juliette Collet mettent le Pacifique à l’honneur. Tahiti, d’abord, fantasme persistant de l’imaginaire occidental, puis, au-delà, les îles Marquises, ce territoire que même la Polynésie regarde parfois comme un ailleurs.
Tahiti, dans l’imaginaire collectif, c’est la Polynésie des mythes fantasmés, des plages parfaites, du cinéma hollywoodien. Marlon Brando y tombe amoureux au début des années 60, pendant le tournage des Révoltés du Bounty. Mais la Polynésie ne s’arrête pas là. Elle commence parfois là où le mythe s’effondre.
C’est ici que Paul Gauguin s’exile au début du XXᵉ siècle, persuadé qu’il pourra y repeindre le monde à l’état brut. Quelques décennies plus tard, c’est Jacques Brel qui jette l’ancre au même endroit. Non pas pour créer, mais pour disparaître.
Mais réduire l’archipel à ces figures serait encore une manière de le coloniser symboliquement. Car avant Gauguin, avant Brel, les Marquises étaient déjà une terre d’art. Sculptures monumentales, tiki aux regards éternels, tatouages comme archives vivantes : ici, l’art n’était pas décoratif mais cosmologique. Chaque motif racontait une filiation, un mythe, une place dans l’univers. Une culture que les missionnaires ont tenté d’effacer, et que les Marquisiens n’ont jamais complètement laissé mourir.
Tahiti et les Marquises : autonomie sous contrôle et périphéries de la périphérie
La Polynésie française est une collectivité d’outre-mer dotée d’une large autonomie, inscrite dans la Constitution depuis 2004. Tahiti en est le centre politique, économique et démographique. C’est là que se concentrent les institutions, les emplois publics, les infrastructures, les flux touristiques. L’autonomie existe sur le papier ; la dépendance financière à l’État français, elle, demeure structurelle.
Tahiti porte aussi une mémoire lourde : celle des essais nucléaires français menés entre 1966 et 1996 sur les atolls de Moruroa et Fangataufa. Une histoire longtemps minimisée, aujourd’hui reconnue par l’État, mais dont les conséquences sanitaires, environnementales et politiques continuent de peser sur la relation entre Paris et la Polynésie. La question de la réparation reste encore un point de tension.
Politiquement, elle est traversée par un clivage ancien entre autonomistes et indépendantistes. L’indépendance n’est pas majoritaire électoralement, mais elle structure le débat public. Elle est portée par une critique persistante du centralisme français et par la revendication d’un droit à l’autodétermination, régulièrement rappelé par les instances internationales.
À l’intérieur même de la Polynésie, les îles Marquises occupent une place singulière. Géographiquement éloignées de Tahiti, sans lagon, difficiles d’accès, elles sont aussi politiquement et économiquement marginalisées. Peu d’infrastructures, peu de relais administratifs, un coût de la vie élevé, une dépendance forte aux décisions prises à Papeete. Les Marquises sont souvent décrites comme la périphérie d’un territoire déjà périphérique.
Pourtant, les Marquises disposent d’une identité culturelle forte, reconnue institutionnellement. Leur culture, leur langue, leurs pratiques artistiques font l’objet de démarches de valorisation, notamment à travers des projets de reconnaissance patrimoniale. Cette visibilité culturelle ne s’est cependant pas traduite par un rééquilibrage réel des moyens ou du pouvoir.
Tahiti décide, et les Marquises composent. Cette asymétrie interne alimente un sentiment d’éloignement, parfois de relégation, sans pour autant déboucher sur un projet séparatiste structuré. Là où Tahiti débat de son rapport à la France, les Marquises posent surtout la question de leur place au sein même de la Polynésie.
La Nouvelle-Calédonie, le point de friction
La Nouvelle-Calédonie, ce n’est pas un décor exotique. C’est une histoire lourde. Une colonie de peuplement annexée en 1853, une terre kanak confisquée, découpée, exploitée. Une population autochtone longtemps reléguée au statut d’indigène, privée de droits, parquée dans des réserves. Ici, la République s’est installée par décret, pas par consentement.
Depuis les années 1980, le conflit est ouvert, violent parfois. Les accords de Matignon né d’un drame sanglant, celui de l’assaut donné par les forces spéciales, le 5 mai 1988, entre les deux tours de l’élection présidentielle, contre les militants indépendantistes du FLNKS réfugiés dans la « grotte sacrée » de Wateto, à Gossanah, dans le nord de l’île d’Ouvéa, puis ceux de Nouméa du 5 mai 1998 sur l’organisation du troisième et dernier référendum sur l’accession à l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, ont tenté de gagner du temps, d’organiser une décolonisation progressive, de repousser la question centrale : l’indépendance. Trois référendums plus tard, le territoire reste français mais profondément divisé. Le dernier scrutin, boycotté par une large partie des indépendantistes kanak, a laissé une plaie béante plutôt qu’une réponse claire.
Le 13 mai 2024, de violentes émeutes éclatent dans le Grand Nouméa alors que l’Assemblée nationale débat à Paris du projet de loi constitutionnelle modifiant le corps électoral en Nouvelle-Calédonie. Les affrontements opposent forces de l’ordre et groupes indépendantistes, avec incendies, pillages et barrages, faisant plusieurs gendarmes blessés et provoquant un chaos durable. Ces violences marquent un nouveau point de rupture dans un territoire déjà profondément divisé.
La Nouvelle-Calédonie, archipel minier, stratégique, convoité pour son nickel, est observé par Paris avec un œil inquiet depuis que le Pacifique est redevenu un théâtre géopolitique majeur. Ici, la France ne regarde pas seulement son passé colonial : elle protège aussi ses intérêts. Mais elle expose surtout une jeunesse qui circule entre cultures, langues et loyautés multiples, pendant que le débat politique reste enlisé.
Juliette Collet ne porte pas la responsabilité de cette histoire. Mais elle en est, malgré elle, l’un des visages contemporains. Comme si les concours de beauté servaient aussi à masquer, ou à rendre supportable, ce que la République ne sait toujours pas résoudre : sa relation aux territoires qu’elle gouverne sans les avoir réellement écoutées.
L’élection d’une reine de beauté n’aura évidemment pas le pouvoir de réparer l’histoire. Mais, pour une fois, elle ouvre une brèche. Celle d’un récit qui parle de création, d’exil, de transmission, plutôt que de simples mensurations. Une couronne, oui mais posée sur une terre qui, depuis toujours, inspire ceux qui cherchent autre chose que la lumière factice des projecteurs.
Sources


