Le chanteur Jimmy Cliff, icône du reggae, est mort ce 24 novembre à l’âge de 81 ans. Cette photo a été prise en 1984, lors d'un tournage d'hologramme sonore. Un grand nombre d'artistes illustres ou en devenir se sont fait tirer le portrait en film 3D comme cela se faisait au début du siècle avec les stéréoscopes. © Joseph Cohen-Jonathan

Jimmy Cliff, l’homme qui chantait l’horizon

Lise-Marie Ranner-Luxin
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Directrice de la rédaction
Rédactrice en chef et fondatrice de Rapporteuses, Lise-Marie Ranner-Luxin allie vision éditoriale et plume affûtée. Passionnée par les histoires humaines, les tendances culturelles et l’actualité qui...
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Il y a des jours où l’on sent l’air se plomber d’un coup. Le chanteur Jimmy Cliff, icône du reggae, est mort ce 24 novembre à l’âge de 81 ans, dans une sobriété bouleversante. Sa femme Latifa Chambers a annoncé qu’il avait été victime d’une crise, suivie d’une pneumonie. Pour beaucoup, la nouvelle a eu le goût d’un vieux vinyle qu’on raye par accident : douleur instantanée, incrédulité, puis le besoin urgent de remettre un disque pour se convaincre qu’il est encore là.

Le môme aux pieds nus qui voulait toucher les nuages

Né James Chambers le 30 juillet 1944 à Somerton, dans la paroisse de St James, Jimmy grandit loin des clichés de carte postale. Pas de plages turquoise à perte de vue. Juste des collines poussiéreuses, des maisons en bois, et cette musique qui circule dans l’air chaud comme une armée de grillons.

Jimmy Cliff, c’était le gars qui avait l’air de vouloir te prêter sa chemise même s’il n’en avait qu’une. Il a accompagné la mue du reggae, de la sueur des sound-systems de Kingston jusqu’aux salons des bobos européens persuadés d’être rastas parce qu’ils avaient acheté un bong à Camden. Pas encore du reggae, le ska n’est même pas né, mais de la soul, de la pop, des musiques qui arrivent par bribes via des transistors capricieux. Il n’a rien, et pourtant, il a tout : une voix qui ne connaît pas la pauvreté.

Le jeune prodige qui a précédé le mythe Marley

On oublie souvent une chose, c’est que Jimmy Cliff arrive avant Bob Marley. Avant la légende, avant le culte. À 14 ans, il se pointe aux portes du label Beverley’s, dirigé par Leslie Kong. Sans rendez-vous, sans manager, sans peur. Il chante. Kong l’écoute. On pourrait écrire que la Jamaïque a changé ce jour-là, mais ce serait presque trop simple. Jimmy Cliff n’était pas un miracle. Il était une évidence.

Le ska, puis le rocksteady, puis le reggae, tout s’aligne dans son sillage. Le gosse a du feu dans la gorge et du miel dans les lignes. Il incarne une Jamaïque qui veut sortir du sous-développement et entrer dans l’histoire. Une musique de soul, de lutte, d’orgueil, sans la posture ni l’ego. Le reggae n’était pas encore un drapeau, et Jimmy Cliff en a cousu les premiers fils.

The Harder They Come, la déflagration mondiale

Label ‏ : ‎ Island (Universal Music)

1972, avec The Harder They Come, film cultissime où il jouait un chanteur paumé en quête de succès et de dignité, il avait catapulté le reggae dans les salles obscures du monde entier. Un film pourri de coups du sort, tourné avec trois bouts de ficelle, des acteurs non-professionnels, une caméra têtue. Jimmy Cliff y joue Ivanhoe Martin, un jeune homme fauché qui veut percer dans la musique et finit broyé par un système à la fois cruellement réel et totalement absurde. Cliff incarne, la Jamaïque, ses injustices, ses rêves.

Et la bande-son, évidemment, devient un totem. “Many Rivers to Cross”. “You Can Get It If You Really Want”. “The Harder They Come”. Le reggae traverse l’Atlantique, entre dans les universités américaines, les squats de Londres, les cafés parisiens encore enfumés. On ne comprend pas totalement d’où vient cette force, on sait juste qu’elle fait du bien.

Jimmy Cliff, star involontaire de votre adolescence

Si vous avez grandi dans les années 90, vous avez forcément entendu Jimmy Cliff même sans le savoir. Son “I Can See Clearly Now” éclaire la BO de Rasta Rockett, cette comédie où quatre Jamaïcains s’entêtent à faire du bobsleigh aux Jeux olympiques d’hiver. Pour toute une génération, ce film qui ne devait être qu’une comédie familiale, est devenu, sans le savoir, un manifeste pour l’audace.

Le morceau parfait, lumineux comme une éclaircie après un mois de pluie, a accompagné des millions d’ados, d’examens ratés, de ruptures, de départs de vacances et de lendemains difficiles. Le film a cartonné, et Jimmy Cliff a fait entrer la Jamaïque dans les salons occidentaux par la grande porte : celle du rire, de l’humanité, de l’absurde qui console.

Difficile de ne pas faire le parallèle aujourd’hui, avec l’équipe de foot d’Haïti. Haïti, pays secoué par les guerres, les gangs, la misère et les tremblements de terre, vient de se qualifier pour la Coupe du monde. Une équipe improbable, héroïque, presque irréelle. Exactement comme les Jamaïcains de Rasta Rockett,
exactement comme Jimmy Cliff, qui a dû se battre contre la fatalité pour imposer sa musique au monde. Haïti au Mondial, c’est la preuve contemporaine que les damnés de la Terre savent encore écrire de grandes histoires. Jimmy Cliff aurait adoré ça, et on imagine déjà les Grenadiers dans le vestiaire, volume à fond, “You Can Get It If You Really Want” en boucle, transpirant l’espoir et la débrouille.

Le reggae entre à l’UNESCO, le couronnement d’une lutte pacifique

Depuis 2018, le reggae de la Jamaïque est inscrit au patrimoine immatériel de l’UNESCO. Une consécration mondiale, où L’ONU reconnaît une musique née de la pauvreté, façonnée par les colons, les églises, les ghettos, les luttes politiques, et dont Bob Marley a eu la statufication planétaire. Et dans cette gloire tardive, Jimmy Cliff a une place immense. Lui, a prouvé qu’on pouvait être aussi important en restant un peu en retrait, un peu plus discret, mais tout aussi essentiel.
Jimmy Cliff a vieilli comme un bon rhum. Que sa voix, qui disait “il y a encore des rivières à traverser”, continue de résonner, dans les terrains de foot, dans les quartiers, dans les esprits. Finalement, tout est possible, même gagner sur la glace quand on vient d’une île où la neige est une légende urbaine.

Sources :

Reuters

AP

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Rédactrice en chef et fondatrice de Rapporteuses, Lise-Marie Ranner-Luxin allie vision éditoriale et plume affûtée. Passionnée par les histoires humaines, les tendances culturelles et l’actualité qui fait débat, elle supervise la ligne éditoriale et guide l’équipe avec exigence et créativité. Journaliste expérimentée, elle sait capter les détails qui font vivre un récit et mettre en lumière des voix parfois oubliées, tout en cultivant un regard critique et engagé sur le monde qui l’entoure.
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